Europe-Afrique, quelle place pour la Normandie?

Europe, Afrique, Normandie, le 15 décembre 2022, le Mouvement Européen de Seine-Maritime clôturait son cycle de conférences, après les trois premiers volets qui traitaient des regards croisés entre les deux continents, de la stratégie européenne en Afrique, et des rapports entre la France et l’Afrique subsaharienne.
Cette séance de clôture était particulièrement axée sur les liens de notre département, de notre métropole, et de nos entreprises et d’une façon générale de notre région avec l’Afrique, notamment autour de ces trois thèmes : l’économie, l’éducation et le social.

Étaient invités à intervenir sur ces sujet :

  • Pascal Cramoisan, Conseiller Départemental en charge de la commission coopération internationale,
  • Faustine Lescanne-Malo, Directrice Générale de la société Nutriset.
  • Abdelkrim Marchani, Vice-Président de la Métropole rouennaise en charge de l’économie, l’attractivité, l’enseignement supérieur,
  • Patrick Bret, Haropa Chef du Service Développement des Flux short sea, conventionnel et groupage export,
  • Xavier Priollaud Vice-Président de la Région en charge des affaires européennes. Malheureusement, Xavier Priollaud n’a pas pu se déplacer, mais il a envoyé sa contribution dans une vidéo.
    Regardez la vidéo:https://mouvement-europeen76.eu/europe-afrique-x-priollaud/

    Philippe Thillay, président du Mouvement Européen de Seine Maritime (ME76), accueillait et remerciait nos invités, présentait brièvement le ME76, annonçait le plan de cette séance de clôture (l’économie, l’éducation, le social) et résumait en quelques mots les thèmes évoqués dans les premiers volets de ce séminaire.

 Résumés des chapitres précédents.

L’Europe vue d’Afriaque:

Christian Troubé et Abye Tassé nous ont expliqué lors de ce premier volet, que l’identité africaine, avec plusieurs milliers de langues parlées, est difficile à définir, tout comme l’identité européenne, même si c’est peut-être un peu plus facile. D’une façon générale, les Africains portent sur l’Europe et les Européens un regard fait à la fois de ressentiment et de fascination. Ce qui permet à de nouveaux acteurs d’occuper le terrain, l’avenir dira si ce sont simplement de nouveaux prédateurs ou si l’Afrique pourra en tirer un quelconque bénéfice. Dans l’avenir, l’Afrique a de gros défis à relever : défi démographique, défi de la pauvreté, défi de l’urbanisation, défi de l’éducation, défi climatique, qui ne pourront être relevés que par l’éducation des populations et la mise en place d’institutions solides.
Pour en savoir plus : https://mouvement-europeen76.eu/seminaire-1 

La stratégie africaine de l’Europe

Alexandre Kateb nous a parlé de la stratégie africaine européenne, qui remplace progressivement les stratégies des états, car les aides financières sont de plus en plus mutualisées. Mais les rencontres officielles entre les deux continents donnent encore trop peu de résultats immédiats, du fait qu’il n’existe pas vraiment de stratégie africaine que l’on pourrait appuyer. Les aides destinées à des investissements d’avenir sont trop souvent utilisées pour faire face aux urgences, quand elles ne sont pas détournées par des indélicats. Quant à la question migratoire, elle occupe une place disproportionnée dans l’esprit des Européens, et elle masque tous les autres problèmes. Enfin, la place de l’Europe en Afrique est concurrencée par d’autres acteurs qui y voient eux aussi leur intérêt stratégique.
Pour en savoir plus: https://mouvement-europeen76.eu/strategie-europeenne-en-afrique

Et la France ans tout cela ?

Vincent Joly nous a éclairé sur la crise du Sahel qui ne date pas d’hier. Des conflits interethniques opposent depuis toujours les éleveurs Peuls et les cultivateurs Dogons. Les Touareg ne se reconnaissent pas dans les frontières actuelles issues de la colonisation, et s’opposent aux gouvernements des États, notamment au Mali. Ils sont soutenus par des groupes islamistes qui veulent imposer la charia dans toute cette région, et qui sont plutôt bien accueillis par les habitants, car ils suppléent les carences des États. Les armées françaises et occidentales, même appelées par les États, ne parviennent pas à venir à bout des groupes islamistes financés par toutes sorte de trafics. La France perd son influence dans la région au profit notamment de la Russie et des milices Wagner, mais continue à participer à l’aide financière européenne et cherche avec la francophonie à développer des relations culturelles.
Pour en savoir plus : https://mouvement-europeen76.eu/france-sahel

 

La séance de clôture

Les rapports Normandie-Afrique en ce qui concerne l’économie

Philippe Thillay rappelle les tendances actuelles dans les relations avec l’Afrique. Une tendance à la mutualisation qui remplace progressivement les relations d’États à États, et une tendance “trade not aïd”, visant un partenariat d’égal à égal, remplaçant de plus en plus l’aide au développement afin de sortir des relations de dépendance. Puis, il donne la parole aux intervenants.

Faustine Lescanne-Malo, Directrice Générale de la société Nutriset, entreprise créée il y a 35 ans près de Rouen, et dont le mandat unique est de lutter contre la malnutrition, ne ressent pas, pour ce qui la concerne, une quelconque stratégie de puissance européenne. En effet, son entreprise agit essentiellement en partenariat avec des entreprises africaines, sans soutien des acteurs publics. Elle précise que Nutriset intervient surtout en Afrique, mais aussi ailleurs, et même en France où il existe aussi une malnutrition, notamment chez les personnes âgées.

Patrick Bret, responsable du suivi de nombreux trafics au sein d’Haropa (résultant de la fusion des ports du Havre, de Rouen, et de Paris) explique que les échanges avec l’Afrique, surtout l’Afrique de l’ouest mais aussi le Maghreb, ne se font pratiquement que dans deux ports européens, Anvers et Haropa. Pour Haropa, sur un trafic total de 92 millions de tonnes en 2021, les échanges avec l’Afrique représentent 15% du trafic, soit 14 millions de tonnes.
Ce commerce concerne surtout l’agroalimentaire (céréales, bière), et les médicaments, car en Afrique, on mange français et on se soigne français. A l’inverse, on importe du cacao du Ghana et de Côte d’Ivoire.

Le transport se fait en vrac sur des navires vraquiers, ou en conteneurs sur des porte-conteneurs. Sur les 3,2 millions de conteneurs transportés chaque année par Haropa, l’Afrique représente environ 250 000 conteneurs. Beaucoup de conteneurs font l’objet de dégroupage, pour répondre à la demande des petits commerçants qui n’ont pas suffisamment de marchandise pour emplir un conteneur à eux seuls.
Ces échanges s’appuient en Normandie sur les diasporas, et en Afrique sur les chefs des ports qui sont des personnalités de premier plan, équivalant pratiquement aux ministres du commerce des pays concernés, car le port est le poumon économique du pays comme on dit en Afrique.

Pour Abdelkrim Marchani, représentant de la Métropole Rouen Seine Normandie, le développement économique doit avoir une dimension internationale. C’est la volonté de la Métropole qui veut faire plus que les jumelages ou les aides comme on faisait jusqu’à présent, et souhaite mettre Rouen « sur les radars internationaux ». Il y a des diasporas importantes à Rouen, francophones, francophiles et pleines d’énergie. Elles viennent du Maghreb, du Mali, du Sénégal, du Cameroun, etc. C’est avec elles qu’il faut établir une relation gagnant-gagnant, propice à l’arrivée d’investisseurs dans l’intérêt de nos économies, et pour sortir de cette relation de domination « qui nous éloigne de nos frères africains ». Sur le plan numérique, notamment, ce qui est en train de se passer est encourageant pour continuer à renforcer les liens dans une forme de respect mutuel.

Pascal Cramoisan, représentant le Département de Seine-Maritime va dans le sens de ses prédécesseurs. Il regrette que certains médias aient abordé le récent match France-Maroc exclusivement sur le plan sécuritaire, au lieu de se réjouir qu’il y ait quoiqu’il arrive un pays francophone en finale. Tant ce que nous aurons ce type de discours, dit-il, nous n’arriverons à rien.

Les rapports Normandie-Afrique en ce qui concerne l’éducation

Jean-Marc Delagneau Vice-président du Mouvement européen, aborde maintenant le sujet essentiel de l’éducation en donnant quelques chiffres. L’université de Rouen a accueilli cette année 3751 étudiants étrangers, soit environ 12% des effectifs, dont 2617 qui viennent d’Afrique, pour moitié d’Afrique du nord et pour moitié du reste de l’Afrique. Les proportions sont comparables pour l’université du Havre. L’objectif est de former les cadres africains qui, contrairement à ce que pensent certains, ne seront pas forcément des concurrents pour les postes disponibles, mais aideront à leur tour à la formation à la citoyenneté et au développement des démocraties dans leurs pays d’origine.
Puis il donne la parole à nos invités.

Pascal Cramoisan évoque le partenariat entre le Département de Seine-Maritime et le Burkina Faso. Il souligne que, malgré les problématiques liées à la sécurité, le Département est intervenu dans le domaine de la jeunesse, par exemple avec le service civique. Il insiste sur les difficultés de déplacement que rencontrent les étudiants africains, alors que les étudiants européens peuvent se déplacer où bon leur semble partout dans le monde. Il faudrait soutenir davantage la scolarisation des familles déplacées, dans un intérêt mutuel bien compris, car l’enseignement reçu ici, participera là-bas à long terme au rayonnement culturel et économique de la France.

Philippe Thillay nous met en garde : si ce n’est pas nous qui formons les élites, elles se formeront ailleurs.

Abdelkrim Marchani donne l’exemple de la grande communauté sénégalaise étudiante. Après leur diplôme, les trois quarts sont rentrés au Sénégal ou sont allés au Canada, où ils sont maintenant des relais francophiles, bien qu’ils aient été assimilés pendant leurs études à de l’immigration économique. Il en est de même pour les investisseurs africains qui ne se sentent pas respectés en France, alors qu’on leur déroule le tapis rouge au Portugal.

Pour Faustine Lescanne-Malo, ce phénomène ne se limite pas aux acteurs publics. Les entreprise françaises ont souvent du mal à embaucher local, alors, ils envoient des expatriés. Nutriset, en revanche, a mis en place des formations pour tous ses futurs directeurs d’usine, qui sont ensuite recrutés. L’entreprise bénéficie alors de la qualité de la formation qu’elle dispensée.
Elle ajoute toutefois un bémol à ce qui vient d’être dit : les Africains ne portent pas sur la démocratie le même regard que les Européens, et ne la ressentent pas forcément comme une priorité.

Patrick Bret souligne que beaucoup d’étudiants échappent aux universités françaises à cause des restrictions sur les visas. C’est ainsi qu’ont été perdus beaucoup de talents qui auraient enrichi les relations intercontinentales.
Haropa a deux organismes de formation : l’ENSM (École Nationale Supérieure Maritime), l’école de la marine marchande, et l’IPER (Institut Portuaire d’Enseignement et de Recherche) qui forme les cadres portuaires. Certains de ces étudiants deviennent directeurs de ports en Afrique.
Notre invité remarque aussi que le téléphone portable, qui s’est largement développé du fait de la vétusté du le réseau filaire, a beaucoup contribué à désenclaver l’Afrique, notamment avec le paiement par téléphone. Internet a pris le relais, et il existe un fort potentiel informatique chez les Africains.

Abdelkrim Marchani confirme que la révolution numérique en Afrique a pris un essor très important. On a vu des « start-up-week-end » accueillir jusqu’à 2000 étudiants.

L’arrivée de la Russie, selon Pascal Cramoisan, nous montre que nous devons changer totalement de paradigme dans nos relations avec l’Afrique. Il y a une vraie attente vis-à-vis de la France, mais elle se transforme vite en tristesse et en déception.

Faustine Lescanne-Malo regrette que le continent soit devenu le terrain de bataille de la géopolitique internationale. Ça arrange tout le monde de dire que les Russes sont les méchants, mais il ne faut rien exagérer : la grosse manifestation pro-russe dont on a tant parlé, n’a rassemblé que 200 personnes au maximum.

Patrick Bret insiste sur le pouvoir des mots dans un continent où l’oralité tient une si grande place, ce que n’ont manifestement pas compris certains de nos dirigeants dont les discours sont très mal passés.

S’ensuit un dialogue avec les participants présents dans la salle et par visioconférence

Max Martinez ne peut que confirmer les propos de Faustine Lescanne-Malo : il faut faire très attention à tout ce qui est dit et vu à la télévision.
Alain Ropers ne veut pas mettre tous les médias dans le même panier : il est si simple de ne jamais regarder certaines chaînes comme CNews, C8 ou BFM TV.

Patrick Bret souhaite mentionner un exemple de success-story : Tanger Med, complexe industrialo-portuaire marocain, prend un essor déterminant sur l’ensemble du continent.

Paul Astolfi évoque la marque du Président Senghor, qui a créé la cité de la francophonie à Coterets, qui a écrit sur la « normandité », qui avait une maison à Verson, etc.. Il pense que le rôle des consuls honoraires est à réactiver, et qu’une coopération décentralisée plus claire et plus pragmatique donnerait de meilleurs résultats, comme chez Nutriset.

Faustine Lescanne-Malo rappelle que Nutriset reste une petite entreprise, ce qui ne l’empêche pas d’être enviée par des grosses entreprises pour sa réussite dans certains endroits, et qui tient, selon elle, surtout à du simple bon sens.

Abdelkrim Marchani rappelle que Nicolas Mayer Rossignol a travaillé chez Nutriset. et qu’il s’inspire peut-être du fonctionnement de cette entreprise à la Métropole pour reconstruire la coopération décentralisée, afin que, pragmatiquement, l’argent du contribuable soit utilisé au mieux et que ce soit explicable.

Les rapports Normandie-Afrique du point de vue social

Pour introduire le thème social, Charles Maréchal, secrétaire  du Mouvement européen, fait le parallèle avec l’Europe qui a commencé par l’économie, thème plus consensuel, pour commencer à renforcer ses relations, ce qui rend maintenant possible de travailler sur le social. Or, les djihadistes, s’emparent de ce thème laissé de côté par les États. Et, comme ces djihadistes font des milliers de victimes, l’Union Européenne est bien obligée de lutter contre eux. Comment s’y prendre maintenant, dans ces conditions, pour éviter les impasses ?

Pour Abdelkrim Marchani, il faut soutenir l’accès à l’eau, la santé, la lutte contre la malnutrition, mais s’interdire de donner des leçons. La dimension sociale étant véhiculée par le fait religieux là-bas, il faut en prendre acte, comprendre que la religion est très importante dans beaucoup de pays, mais ça pose évidemment la question des discussions avec les djihadistes.

Selon Pascal Cramoisan, pour changer les pratiques, il faut d’abord changer celles des administrations en place, ce qui nécessite du pragmatisme et du bon sens, sans oublier que les djihadistes ne représentent pas l’ensemble des musulmans. Pourquoi avoir voulu exporter en Afrique un modèle de pensée, alors que nous ne l’avons pas fait en Chine ?

Patrick Bret nous suggère de ne pas oublier l’habitat, qui reflète le développement économique et social comme en Amérique du Sud où certaines villes se sont hérissées d’immeubles modernes. C’est aussi un peu le cas dans l’Afrique anglophone, où les Anglais n’ont rien laissé obligeant ainsi les Africains à se débrouiller. Mais nos amis francophones ont hérité de notre administration qui a tendance à ralentir, voire geler tous les projets. Qui va créer de vraies villes en Afrique, avec un urbanisme réfléchi, des infrastructures adaptées, pour remplacer ces métropolisations anarchiques et l’exode rural qui va avec ?

Faustine Lescanne-Malo confirme le rôle de l’architecture, et rappelle que c’est un architecte burkinabé Francis Diébédo Kéré, qui a reçu en 2022 le prix Pritzker l’équivalent du prix Nobel de l’architecture. Même si autrefois certaines entreprises patriarcales s’implantaient et créaient des logements, des écoles, des dispensaires, pour leurs ouvriers, elle pense qu’il est important d’arriver en disant qu’on ne sait rien. « Quelquefois, nos ingénieurs construisent un puits et s’étonnent qu’il ne soit pas utilisé. Ils oublient simplement que le moment où les femmes allaient puiser l’eau à la rivière était parfois leur seul moment de tranquillité ». 

Abdelkrim Marchani soutient que les solutions passent peut-être par des partenariats publics-privés. Il conseille aussi de bien s’appuyer sur la diaspora. Changer de paradigme n’est pas simple, mais donne les clés pour éviter de graves erreurs : comprendre avec humilité et respect qu’il faut permettre à beaucoup de jeunes de se débrouiller, car l’avenir est entre leurs mains, à l’instar de ce jeune qui est en train de monter un MBA africain.

Pascal Cramoisan cite avec humour l’anecdote « Quand ils sont arrivés, nous avions les terres ils avaient la Bible. Maintenant, nous avons la Bible ils ont les terres ». Il approuve l’idée de s’appuyer sur les diasporas qui sont demandeuses, mais remarque que bien souvent ces personnes sont françaises, elles vivent depuis longtemps hors d’Afrique et elles ne connaissent plus forcément les subtilités de ce continent qui a beaucoup changé. Il nous faut avoir la volonté d’aider sans exporter un modèle de pensée.

Patrick Bret raconte comment à Grand-Quevilly, on a eu la surprise de trouver des melons, des mangues et des tomates cerises de la boucle du fleuve Sénégal : c’est encore une success-story de la petite agriculture de cette région qui mérite d’être aidée par les Normands. Il faut aussi les aider sur la pêche, en s’inspirant de ce qui se fait en Afrique lusophone ou anglophone, et multiplier les relations, comme ce jumelage en préparation avec la ville natale de Maki Sali.

Conclusion

Mais l’heure passant, il était temps pour Philippe Thillay de remercier les participants à cette séance de clôture, dont il a retenu, entre autres, la question du respect. La question du respect va certainement revenir sur le tapis lors des élections européennes de 2024 et pas seulement du respect envers l’Afrique. Il va s’agir maintenant de faire avancer le débat sur l’ensemble de toutes ces thématiques, que ce soit les enjeux politiques, géostratégiques, économiques, éducatifs, culturels, sociaux, migratoires, ou tout simplement humains.

Compte-rendu rédigé par Alain Ropers, mzmbre du bureau du Mouvement européen.

 

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