Semaine 2: le renouveau industriel de l’Europe
Invités :
– Jean-Luc Léger, Président du CESER (Comité Économique Social et Environnemental Régional de Normandie), Président de Associations-et-Territoires.
– Bernard Leroy, Président de la Communauté d’Agglomération Seine-Eure, Chargé par le Président de la région Normandie d’une mission sur la réindustrialisation de la Normandie. Ancien chef d’entreprise (pharmaceutique), Ancien maire du Vaudreuil, ancien député, ancien conseiller régional.
Animation : Philippe Penot (PP)
Synthèse rédigée par Alain Ropers
DEUXIEME PARTIE – M. BERNARD LEROY
PP : Bonjour Monsieur Bernard Leroy, quelques mots d’introduction pour vous présenter avant d’entrer dans le cœur de notre sujet. Pour reprendre vos mots : “Que ce soit en tant qu’élu régional, président de l’Agence Régionale de Développement de Haute-Normandie, parlementaire, chef d’entreprise ou élu local, vous avez toujours mis votre passion du développement industriel au service du territoire normand”. Aussi aujourd’hui c’est tout légitimement qu’Hervé Morin fait appel à vos compétences et votre expérience pour élaborer et mettre en œuvre une stratégie visant la redynamiser l’industrie de notre Région confrontée à une crise sanitaire sans précédent.
Première question. Peut-on relocaliser notre industrie ?
PP : Venons-en au cœur du sujet ; en faisant apparaître au grand jour les difficultés d’approvisionnement de certains produits clefs et la dépendance des producteurs nationaux aux marchés étrangers, la crise de la Covid-19 a suscité un engouement pour le « made in France ». “Il nous faut retrouver la force morale et la volonté pour produire davantage en France et retrouver cette indépendance” a déclaré Emmanuel Macron fin mars. Mais les raisons structurelles qui ont poussé à la délocalisation (coût du travail, manque de formation, etc.) ne sont-elles pas toujours présentes ? Alors ré-industrialiser, relocaliser, on en parlait avant le coronavirus. Dans le “monde d’après” est-ce un vœu, une volonté réaliste ou une tendance nécessaire sur laquelle s’appuyer ? Et quels secteurs faut-il réindustrialiser en priorité ?
Bernard Leroy : Merci de l’invitation. Vous évoquez la mission que m’a confiée Hervé Morin. Effectivement l’industrie a une place très importante pour notre région, puisque elle représente 20% de son PIB, alors que la moyenne nationale est de 12%. C’est aussi le cas de la Communauté d’Agglomération Seine-Eure (CASE) qui comprend 103 000 habitants, territoire qui a toujours été industriel depuis deux siècles, notamment avec l’industrie textile. Pour la petite histoire, la redingote de Napoléon était en drap de Louviers, ce qui faisait dire à l’empereur : « Je mets mon Louviers ». Ce territoire présente aussi un taux d’emploi féminin très élevé. Mais toutes les entreprises qui faisaient sa richesse il y a 50 ans ont disparu. Leur faible valeur ajoutée et leur marché uniquement domestique, local et français, ont fait qu’elles n’ont pas résisté à la première vague de la mondialisation. Ce fut un désastre économique.
Avec les villes nouvelles ont été créés des parcs d’activité à la californienne, c’est- à-dire des entreprises à forte valeur ajoutée et fortement exportatrices, dans les secteurs, de la pharmacie (Sanofi Pasteur), des parfums, du luxe, de la productique. Actuellement le territoire représente 40 000 emplois dont la moitié dans l’industrie.
La pandémie a révélé aussi un changement de regard sur l’industrie de la part du grand public qui a compris que, pour faire des vaccins, il faut des usines à vaccins. L’image de l’usine a changé et le mot « usine » est maintenant accepté, malgré les nuisances, même si à Rouen, c’est encore très différent à cause de l’incendie de l’usine Lubrizol.
La mission que m’a confiée Hervé Morin, c’est de dégager des lignes de forces permettant de nouvelles industrialisations, en analysant les points forts et en travaillant dessus, et en identifiant quels sont les problèmes spécifiques à nos
12 filières stratégiques normandes, pour bien trouver les bons critères à partir desquels répartir les aides éventuelles.
– Par exemple, les médicaments sont dépendants des principes actifs qui sont fabriqués ailleurs.
– Pour les cosmétiques, c’est le problème des fournisseurs, les flacons, les pompes, les vases, etc.
– Le secteur automobile est lié à la transition vers l’électromobilité, à la fabrication des batteries.
– L’aéronautique ne s’appuie pratiquement plus que sur un pilier : la défense.
– Pour l’agro-industrie, il y a les problèmes de traçabilité, de machines-outils, etc.
– La transformation de nos usines actuelles en usine 4.0 nécessite d’attirer des start-up pour fournir des logiciels, etc.
Il faut noter aussi une pénurie de foncier sur l’axe de la Seine pour implanter des industries. Dans la métropole, par exemple les terrains sont souvent pollués, ce qui nécessite des procédures longues et coûteuses. Souvent, il faut 8 ou 10 ans avant de pouvoir implanter une usine. C’est toute la difficulté de la ré-industrialisation.
C’est pour cela qu’il faut anticiper, pour identifier les sites et définir très en amont la spécialisation des parcs pour créer une sorte d’écosystème et d’économie circulaire.
Voilà comme je vais travailler. De façon concrète et pragmatique.
Deuxième question. Comment l’industrie doit-elle s’adapter ?
PP : La crise a aussi révélé la capacité d’usines à adapter leurs machines pour produire les équipements nécessités par la crise sanitaire : des producteurs de parfum fabriquent du gel, des fabricants de textiles techniques des masques, d’autres s’unissent pour aider Air Liquide à produire plus de respirateurs. L’indépendance stratégique ne peut-elle pas aussi s’obtenir en faisant preuve d’agilité, en utilisant la flexibilité des usines pour produire en urgence les appareils et machines dont on a besoin, même si ces usines fabriquent d’autres produits en temps normal. L’industrie 4.0 n’est-elle pas une réponse possible à notre indépendance en particulier ?
Bernard Leroy : Pendant les 2 mois de confinement, notre industrie a montré sa remarquable capacité d’adaptation, d’agilité, etc. Par exemple, l’entreprise Dedienne près de Gaillon, une PME de 700 personnes spécialisée dans les matériaux polymères s’est mise à fabriquer des visières en imprimante 3D, et s’est attachée à réduire la partie jetable des masques.
Mais c’est circonstanciel. Une adaptation plus profonde reste nécessaire, car l’économie mondiale restera ouverte même si ce ne sera sans doute plus la mondialisation à outrance. Il convient donc de différencier ce qui est critique ou pas.
Par exemple, Sanofi fabrique aussi des principes actifs dans plusieurs de ses sites, dont deux sont implantés en France, mais aussi en Angleterre, en Italie, en Allemagne et en Hongrie. Sanofi pourrait livrer à ses concurrents mais ça nuirait à son marché. Donc les concurrents se fournissent ailleurs, et deviennent dépendants de la Chine, par exemple.
C’est aussi un problème de coût, puisque la fabrication des principes actifs revient environ deux fois plus cher en Europe qu’en Inde ou en Chine. Mais, il faut aussi relativiser : la fabrication du principe représente environ 30% du prix de l’industrialisation, qui elle-même ne représente que 10% du prix total d’un médicament. Le principe actif ne représente donc que 3% du prix du médicament.
Ne peut-on pas trouver un financement supplémentaire pour ces 3% et s’affranchir ainsi d’une dépendance vis à vis de l’Inde ou de la Chine ?
Les crises sont révélatrices des comportements, et il apparaît que de nouvelles interactions sont possibles entre l’Europe, les États et les territoires.
Troisième question. Quelle politique industrielle européenne ?
PP : Quelle place, selon vous, peut et doit prendre l’Europe dans cette stratégie ? Que devraient-être les grandes lignes d’une politique industrielle Européenne (extérieure et intérieure) qui aideraient à la réalisation de votre mission et favoriseraient dans les secteurs fondamentaux sécurité et indépendance ?
Bernard Leroy : Il y a un exemple pertinent : l’Europe de la défense. C’est un sujet sensible qui divise les formations politiques à droite an centre et à gauche, et qui a un gros impact sur les PME de technologie de défenses. Si on ne fait pas cette industrie de la défense européenne, toutes ces entreprises seront mortes. Et pourtant, c’est typiquement un sujet pour lequel on a beaucoup d’atouts, de l’innovation, de la créativité, et la capacité à faire quelque chose. On a intérêt à faire chacun un pas pour avancer, sans ça c’et le drame.
Le monde va rester forcément ouvert, on ne peut pas revenir à la calèche. Il y a bien sûr des technologies qu’on a perdues, mais dans tous les secteurs industriels il faut continuer à jouer sur les points forts sur lesquelles on doit travailler. C’est compliqué mais c’est faisable.
Réalisation de la visioconférence
Gérard Grancher