Europe Afrique, La France dans la crise du Sahel

Le 30 novembre 2022, le Mouvement Européen de Seine-Maritime poursuivait son cycle de conférences, après les deux premiers volets qui traitaient des regards croisés entre les deux continents, puis de la stratégie européenne en Afrique, ce troisième volet traitera plus particulièrement des rapports entre la France et l’Afrique subsaharienne, et notamment au Mali.
Notre invité, Vincent JOLY, professeur émérite de l’université Rennes 2, est un spécialiste de l’histoire des colonisations et des décolonisations de l’Afrique. Il a enseigné 6 ans à Bamako et connait bien le terrain. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages (1) et articles sur l’histoire du Mali et du Sahel dans la longue durée.
Pour en savoir plus sur les deux premières rencontres :
https://mouvement-europeen76.eu/seminaire-1/
https://mouvement-europeen76.eu/strategie-europeenne-en-afrique/

Le Sahel, une région en crise

Charles Maréchal, secrétaire général du ME76 introduit le propos. Du Mali aux Etats de la Corne d’Afrique (Soudan, Éthiopie, Somalie), c’est actuellement tout le Sahel (le mot signifie rivage en arabe) qui connaît une triple crise sécuritaire, climatique et humanitaire, sur fond de faillite des Etats, de guerres civiles interethniques, de coups d’état militaires, d’ingérences extérieures multiples venues de Chine, de Russie, du Proche et Moyen Orient. On assiste aussi à la perte d’influence des pays colonisateurs comme la France qui se retire militairement.
Charles Maréchal propose à notre invité de nous rappeler quelles ont été les étapes de cette déstabilisation, en s’appuyant notamment sur l’exemple malien.

Pour Vincent Joly, il est sûr que le problème dépasse les frontières du Mali. Dans cette crise, les acteurs n’ont rien à faire des frontières actuelles. De plus, il ne s’agit pas d’une crise, mais de plusieurs crises emboîtées qui interagissent par étapes plus ou moins visibles. Le putsch de 2012 au Mali n’est en fait qu’un révélateur.
La crise démarre dans le nord et impacte le sud. Elle devient internationale avec les interventions d’acteurs comme la France, l’ONU, la CDAO. Elle entraîne aussi une crise humanitaire, et des déplacements considérables de populations, notamment vers la Côte d’Ivoire, le Sénégal ou les Etats du Golfe de Guinée.
Le nord du Mali est une région presque entièrement désertique, largement délaissée, dans laquelle les Touareg sont en état de rébellion depuis l’indépendance et même avant. En 2012, ils proclament l’indépendance de l’Azawad, avec Gao pour capitale.
Les Touareg sont soutenus par des groupes islamistes alliés, Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI), et Ansar Dine, un groupe salafiste. Les islamistes veulent imposer la charia dans tout l’Afrique de l’ouest. Ils s’emparent de Tombouctou. Ils arrivent avec de l’argent et des armes. C’est une rupture à la fois politique et idéologiste, puisque ce sont des salafistes qui arrivent chez des sunnites.

Un autre élément de de rupture, c’est l’éternel conflit entre cultivateurs Dogons et éleveurs Peuls dans lequel les Français se gardent d’intervenir pour ne pas être instrumentalisés par l’une des communautés. Pendant longtemps, les Peuls exerçaient leur domination sur les Dogons, mais le rapport de force a tendance à s’inverser depuis les sécheresses des années 70, qui obligent les éleveurs Peuls à vendre leur bétail et devenir les obligés des cultivateurs Dogons.

C’est dans ce contexte que les militaires prennent le pouvoir en 2012 au Mali. Mais l’instabilité politique continue avec un autre coup d’état en 2020, et encore un autre en 2021, ce qui fait donc le cinquième coup d’état de l’histoire du Mali, après ceux de 1968 et de 1991. Les dirigeants issus de ce dernier coup d’état rompent avec la France et se tournent vers les Russes.

 Quelques points de repères. 

    • En 2011, l’intervention militaire occidentale en Lybie amène la chute de Khadafi.  La Lybie devient alors un arsenal à ciel ouvert.
    • En 2013, la France lance l’opération Serval, qui mobilise au départ 2500 personnes pour sauver Bamako du péril djihadiste, à la demande de l’État et avec l’accord du Conseil de Sécurité de l’ONU. Cette intervention, qui devait être de courte durée, se prolonge et s’étend, pour reconquérir les villes du nord en attendant que l’armée malienne puisse prendre le relai.
    • En août 2013 IBK (Ibrahim Boubacar Keïta) est élu à la présidence du Mali. Il sera réélu en 2018. Le rapport de force est alors théoriquement défavorable aux djihadistes. Mais le problème est difficile à traiter, car ils ont plutôt été bien été accueillis par les populations, qui les percevaient comme moins corrompus, amenant plus d’ordre et plus de justice, même si cette justice était la charia, plus de structures éducatives, même si c’étaient des écoles coraniques.
    • Pendant ce temps, l’armée française connait des difficultés à tenir le terrain, compte tenu de l’immensité du territoire, même avec plus de 5 000 hommes. Quant aux forces maliennes, elles ont été multipliées par 5 en quelques années et représentent aujourd’hui près de 35 000 hommes.
  • En 2014, c’est la création du G5 Sahel, comprenant le Mali, le Niger, le Tchad, le Burkina Faso et la Mauritanie, et c’est aussi le lancement de l’opération Barkhane. L’opération semble remporter un certain succès contre le djihadisme, puisqu’elle permet la signature des accords de paix à Alger, entre les divers groupes séparatistes et les autorités maliennes.A cette époque, outre les 5 000 soldats français, la MIMUSMA (Mission Multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation au Mali) mobilise 13 000 hommes dans la région. Mais le conflit est asymétrique sur un territoire immense globalement hostile, et malgré une stabilisation temporaire en 2015 / 2016, les attaques terroristes reprennent et rien ne semble réglé.

Dans ce contexte d’affrontements ethniques, l’absence de structures étatiques au nord Sahel entraîne à la fois le développement du djihadisme local qui se substitue à l’État, et la prolifération de groupes criminels. Ceux-ci se livrent à toutes sortes de trafics : drogue, armes, êtres humains, migrants, banditisme rural, etc., qui financent en partie l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), le Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (Al- Quaida) et Boko Haram.,

Les conséquences de l’enlisement.

 La France intervenait avec un mandat de l’ONU et pas en tant qu’ancienne puissance coloniale. Pourtant, les retombées de cette impuissance à contenir l’avance des djihadistes nuisent à la position politique de la France dans la région : les Français ne sont plus les bienvenus au Mali.
Du côté malien, il y a depuis toujours une méfiance envers les Touaregs soupçonnés de séparatisme, et qui ne veulent pas des armées chez eux. Des thèses complotistes circulent, encouragées par les réseaux sociaux maliens, concernant des tentatives d’accaparement des anciennes richesses minières, etc.

De plus, les Maliens sont extrêmement sensibles à la notion de souveraineté, et bien que le pays vive sous perfusion de l’aide internationale, occidentale et française, leurs relations avec la France se dégradent, et ils se tournent vers la Russie, comme ils se sont tournés vers l’URSS naguère. Beaucoup des cadres de l’armée malienne ont été formés dans les écoles militaires soviétiques.
C’est le cas d’autres pays, comme la Guinée, où les soviétiques, puis les Russes sont présents de longue date, mais ce n’est pas une généralité, puisque le Sénégal, par exemple, a une position plutôt favorable à la France et à l’occident.

Réponses aux questions sur le chat

 Améliorer ces relations ?

 Pour retrouver des relations pacifiées alors que les Maliens ont une véritable volonté de rupture, il faudrait que des pas soient faits de part et d’autre, mais aussi pouvoir revenir à l’ordre institutionnel, avec des élections libres donnant au pouvoir une légitimité réelle.

 Est-ce un phénomène général ?

Oui, c’est un phénomène général. Si les Maliens ont toujours voulu sortir d’une relation en tête à tête avec la France, et se tournent vers de multiples partenaires, ils ne sont pas les seuls : le Gabon adhère au Commonwealth. D’autres sont tentés de le faire.
C’est aussi lié à un phénomène de génération : les dirigeants actuels de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne sont trop jeunes pour avoir eu des relations fortes avec le colonisateur.

Rupture avec tout l’occident ? 

C’est d’abord une rupture avec la France, mais qui rejaillit sut le reste du monde occidental. Les militaires danois, par exemple, en ont fait les frais, alors que le Danemark n’a pas eu de colonies en Afrique, mais tout l’occident apparaît comme lié au colonisateur.

Influence du non développement.

 Il ne faut pas oublier non plus le rôle joué par le réchauffement climatique et le non développement de ces pays : un taux de natalité fort, un accroissement démographique très rapide, et des ressources locales modestes créent des besoins que la diaspora des migrants européens n’arrive pas à satisfaire.

Instrumentalisation par les Russes ?

 Sans doute, tout cela est-il instrumentalisé par les Russes, mais pourtant, ils n’ont plus de perspectives de développement favorable à offrir. Du temps de l’URSS, oui, car ils pouvaient facilement assimiler colonisation et capitalisme et ils avaient une solution différente à proposer.
La propagande russe se concentre maintenant sur le legs colonial de la France et son incapacité à faire régner l’ordre.

Repentance française ?

 Comme ses prédécesseurs, le président Macron tente d’assumer l’histoire pour repartir du bon pied, en mettant à plat les questions mémorielles avec des gestes symboliquement forts : création d’une commission d’historiens, restitution des objets volés, et même abandon du franc CFA à partir de 2027, ce qui donnerait aux Africains la maîtrise de leur politique monétaire.

Les investissements chinois ?

 On assiste à un recul des investissements de la France en Afrique, mais la Chine, présente depuis longtemps, s’implante plutôt ailleurs qu’au Sahel, notamment au Nigeria, en Afrique du Sud, en Afrique de l’est. Ils proposent souvent des grands projets comme des stades, des routes, des barrages hydroélectriques, une usine à Bamako, etc. Il n’y a pas comme ailleurs de ruée chinoise sur les terres du Mali ou du Burkina Faso, mais les Chinois y investissent surtout le petit commerce et proposent de tout, y compris bien entendu des produits chinois, qui deviennent prééminents.

Les ONG victimes de ce désamour ?

 Les agréments des ONG (organisations non gouvernementales) financées par la France n’ont pas été renouvelés. C’est très récent : une décision de la semaine dernière.

L’intégrisme religieux, une solution ? 

Le repli religieux s’explique par bien des raisons. La mosquée est traditionnellement l’endroit de la contestation dans les régimes autoritaires. Une société islamiste est perçue comme moins porteuse d’inégalités, et ses institutions caritatives prennent le relai d’un état totalement absent. Structurée, elle serait aussi un interlocuteur privilégié pour des négociations, et le véto de la France à toute négociation avec les djihadistes est incompréhensible pour les Maliens.

Et la francophonie ?

 Le statut de la langue français n’est plus une évidence. Le Rwanda, par exemple, est devenu anglophone et son président, Kagamé ne parle pas français. Mais la francophonie se veut surtout un endroit d’influence culturelle pour gommer l’étiquette coloniale française, même si l’efficacité de ce genre de structure reste à démontrer. Au Mali, il y a un débat sur le français comme langue officielle, car la France ne paraît plus être un outil d’influence efficace. L’anglais a supplanté le français dans les visas accordés aux étudiants africains. Une politique des visas beaucoup plus libérale et moins contraignante, serait sans doute de nature à revivifier l’importance de la langue française.

D’autres voies de coopération ?

Des rencontres ont eu lieu récemment à Abidjan, entre entrepreneurs francophones, auxquelles le patronat malien était présent. Le festival de la photographie à Bamako est un autre exemple de coopération fructueuse, et d’ouverture culturelle mais il est difficile d’en mesurer l’impact. Et, de plus, les autorités maliennes vont-elles le conserver ?

Le rôle de la diaspora ? 

Les diasporas maliennes en France représentent 120 000 personnes. On ne les entend pas dans le conflit actuel. C’est un trou considérable dans les relations.

Conclusion

 Charles Maréchal remercie Vincent Joly pour cet échange si riche, même si, bien évidemment, on est loin d’avoir fait le tour de la question. Si les choses vont mal au Mali, elles vont un peu mieux ailleurs, comme au Sénégal, en Côte d’ivoire.
La France se désengage de son passé colonial, mais, avec d’autres pays de l’’Union Européenne, qui est la première puissance en matière d’aide au développement en Afrique, elle cherche à se réengager sur le plan culturel.
Par ailleurs, nous avons bien noté que la pression migratoire en direction des pays d’Europe, souvent mise en avant dans nos médias de façon disproportionnée est en réalité très faible par rapport à l’ensemble des migrations qui ont lieu à l’intérieur des Etats africains ou en directions d’autres pays africains voisins.

Philippe Thillay, président du Mouvement Européen de Seine-Maritime, remercie chaleureusement Vincent Joly d’avoir partagé son expérience et ses connaissances sur ces sujets lors du troisième volet de ce séminaire.
Il nous invite, pour terminer ce cycle, le 15 décembre prochain, au département de Seine-Maritime, pour une séance de synthèse sur ces sujets, au cours de laquelle nous mettrons le projecteur sur les relations de notre région normande avec l’Afrique.

 Fin de la conférence.

En résumé :  La crise du Sahel ne date pas d’hier. Des conflits interethniques opposent depuis toujours les éleveurs Peuls et les cultivateurs Dogons. Les Touareg ne se reconnaissent pas dans les frontières actuelles issues de la colonisation, et s’opposent aux gouvernements des Etats, notamment au Mali. Ils sont soutenus par des groupes islamistes qui veulent imposer la charia dans toute cette région, et qui sont plutôt bien accueillis par les habitants, car ils suppléent les carences des Etats. Les armées françaises et occidentales, même appelées par les Etats, ne parviennent pas à venir à bout des groupes islamistes financés par toutes sorte de trafics. La France perd son influence dans la région au profit notamment de la Russie et des milices Wagner, mais continue à participer à l’aide financière européenne et cherche avec la francophonie à développer des relations culturelles.

Compte-rendu rédigé par Alain Ropers.

Participez à la conférence de clôture 

Jeudi 15 décembre 17h00  au Conseil départemental de Seine- Maritime
En savoir plus: https://mouvement-europeen76.eu/europe-afrique-cloture/
Vous inscrire: https://mouvement-europeen76.eu/cloture/

Consultez les compte-rendus des  séances précédentes:

https://mouvement-europeen76.eu/seminaire-1/ 
https://mouvement-europeen76.eu/strategie-europeenne-en-afrique/

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