Afrique Europe Regards croisés

Le 12 octobre 2022, le Mouvement Européen de Seine-Maritime inaugurait un cycle de conférences débats sur le thème Europe-Afrique. Pour cette première rencontre, étaient invités Christian Troubé, ancien grand reporter au journal Le Monde, conseiller du groupe Nutriset, et le Professeur Abye Tassé, chercheur associé à l’Institut des mondes africains (IMAF). La rencontre avait lieu à la fois en présentiel pour une quinzaine de participants et en visioconférence pour une autre quinzaine de participants, dont nos deux invités, puisque l’un était en France, l’autre au Congo.
Deux continents si liés par l’histoire: entre méconnaissance et rejet d’une part,et fascination et ressentiment d’autre part.
Cette rencontre fut animée par Jean-Marc Delagneau: Vice-Président  du Mouvement européen; Alain Ropers  en assura le secrétariat.

14 novembre prochaine rencontre, la stratégie européenne en Afrique, inscrivez-vous ici

Dans un monde bousculé, quel regard l’Europe porte-t-elle sur l’Afrique ?

C’est la question que pose Philippe Thillay, président du Mouvement Européen de Seine-Maritime (ME76), pour camper le sujet du premier volet de ce séminaire. Il précise que deux autres volets permettront de cerner les stratégies de l’Europe face à la multiplication des acteurs sur ce continent (USA, Russie, Chine, etc.) et le rôle plus particulier de la France et de la Normandie dans ces relations intercontinentales.

Existe-t-il une identité africaine ?

À cette première question de Jean-Marc Delagneau, vice-président du ME76, animateur de la réunion, Christian Troubé, répond sans détour qu’il vaut mieux parler non pas d’une identité africaine, mais plutôt des identités africaines, au pluriel. En effet, il s’agit d’un continent grand comme les USA, plus l’Europe, plus une bonne partie de la Chine et dont les 55 pays s’étalent sous toutes les latitudes. On y parle entre 1500 et 3000 langues et dialectes, c’est-à-dire autant de cultures, de traditions d’ethnies. De plus, les frontière africaines, issues de la colonisation, n’ont pas grand-chose à voir avec ces diverses identités. Malgré tout, il s’est forgé une certaine identité autour du souvenir de l’esclavage et de la colonisation, dans une Afrique contemporaine paradoxale, qui est à la fois, selon les termes employés par Christian Troubé, « le berceau de l’humanité et un trou noir de la modernité ».

Le Pr Abye Tassé, lui, renverse la question : « Y-a-t-il une identité européenne ? ». Il remarque que beaucoup de langues ont été détruites en Europe, alors qu’elles ont été préservées en Afrique. Pour lui, la question de l’identité africaine, se pose en termes de volonté politique et non en termes essentialistes. Cette réinvention du panafricanisme progresse, en dépit des difficultés et des guerres, à travers des tentatives d’accords politiques entre Etats, comme l’OUA (Organisation de l’unité Africaine) en 1963, organisation devenue l’UA (Union Africaine) (UA) en 2002.

Christian Troubé ajoute que ce nouveau panafricanisme, souhaité par une nouvelle génération, sera freiné par la question identitaire qui traverse toute l’Afrique comme elle s’impose aussi en Europe.

Entre fascination et ressentiment.

Comment l’Afrique perçoit-elle l’Europe ? C’est la deuxième question de Jean-Marc Delagneau. Pour Christian Troubé, cette relation est faite à la fois de fascination et de ressentiment. L’Europe est vue comme un modèle de démocratie, et de développement, mais aussi comme un tiroir-caisse un peu méprisant, fier des aides qu’il dispense, mais dont les fonds insuffisants arrivent quelquefois on ne sait où. Le ressentiment est alimenté par le verrouillage des frontières, faisant apparaître l’Europe comme une forteresse dans laquelle on n’est pas désiré.

Le Pr Abye Tassé confirme cette analyse et ajoute que la question est différente selon qu’on parle des Etats ou des peuples.
Pour le paysan africain lambda l’Europe ne représente rien. De même, l’Européen moyen est ému par le décès de la Reine d’Angleterre, mais n’a même pas entendu parler des 500 000 personnes qui meurent chaque année en Afrique, victimes de guerre ou de conflits dont on parle à peine dans les médias européens.
Les Africains s’étonnent de voir comment les Européens ont été capables d’accueillir à bras ouverts les boat people asiatiques jadis et les Ukrainiens aujourd’hui, alors qu’ils arrêtent et renvoient les Africains qui risquent leur vie pour fuir des conflits dont ils sont tout autant les victimes.
Quant à l’aide apportée par les pays européens pour se donner bonne conscience, elle est disproportionnée avec les besoins réels.

Il ajoute que les pays européens ne sont souvent considérés par les Africains que comme un pays de transit ou de passage, vers le Canada, la Chine ou les USA. La liaison avec les pays colonisateurs est de moins en moins étroite, et la diaspora est fragmentée entre une diversité plus grande de pays.
La relation particulière avec la France s’est aussi beaucoup dégradée, précise Christian Troubé. La présence militaire au Sahel n’a pas donné les résultats escomptés, le ressentiment est tel qu’on assiste à des enlèvements de ressortissants, à des actes de vandalisme envers les institutions. La France tente de contourner cette impopularité en restituant des œuvres d’art, ou en faisant appel à des PME, pour organiser des partenariats de proximité.

Le Pr Abye Tassé s’étonne qu’on oublie que les Etats africains ont aussi eux-mêmes une ou des stratégies, et que leur intérêt peut être de diversifier leurs interlocuteurs, sans être figés dans une relation binaire obligée.

Amis sincères ou nouveaux prédateurs ?

La Chine est devenue le premier partenaire commercial du continent africain avec 200 milliards de dollars, ajoute Christian Troubé, mais cela ne représente que 3% du marché extérieur pour les Chinois. Elle rachète des terres, du pétrole, du cobalt, du fer, construit des infrastructures médiocres, ce qui augmente considérablement la dette du continent, qui s’est multipliée par cinq ces dernières années.
Bien sûr, les aides à l’Afrique ne sont pas désintéressées. La Chine, comme d’ailleurs la Russie, ou d’autres, cherche ainsi à attirer des pays dans son orbite pour se garantir des votes favorables aux Nations Unies.

La Russie, quant à elle, a une relation particulière et plus ancienne avec l’Afrique, car l’URSS a souvent accompagné les luttes pour la décolonisation. Elle a accueilli des étudiants, et de nombreux militaires africains ont été formés dans ses écoles de guerre. Elle cherche aujourd’hui à augmenter son influence militaire et géostratégique, à discréditer le monde occidental, et aussi à reprendre le pillage minier.

La Turquie, de son côté, s’intéresse à la corne de l’Afrique et vend des armes au Tigré.

Pour le Pr Abye Tassé, il faut voir les choses du point de vue africain. Si les richesses africaines intéressent des puissances extérieures et si certains régimes en place y trouvent leur propre intérêt plutôt que celui de leur pays, il existe aussi des élites africaines capables de prendre les problèmes à leur compte, et qui aideront l’Afrique à s’interroger sur elle-même, car les solutions ne viennent pas forcément de l’extérieur.

Et demain ?

 L’Afrique devra répondre à de nombreux défis selon Christian Troubé.
– Défi démographique : la population va passer de 1,3 milliards à 4,2 milliards en 2100. Défi de la jeunesse : 400 millions de jeunes de moins de 25 ans aujourd’hui, ils seront 1 milliard en 2050. Donc 800 millions de jeunes africains vont devoir rejoindre le marché du travail dans les prochaines années.
– Défi de la pauvreté : 500 millions d’africains sont aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, soit plus d’un tiers des habitants.
– Défi d’urbanisation : 500 millions d’africains ont rejoint les villes depuis trente ans, et ce sera un milliard de plus dans les 30 ans.
– Défi de l’éducation : 100 millions d’enfants non scolarisés, avec de fortes disparités, en ce qui concerne les filles ou les populations paysannes de brousse ou du Sahel.
– Défi climatique : l’accès à l’eau sera de plus en plus difficile et le réchauffement climatique imposera des transitions douloureuses.

« En tant que journaliste, je ne fais que mentionner les faits froidement, mais tout ceci devrait nous faire hurler au scandale ! », dit Christian Troubé, selon qui tout risque d’exploser dans les prochaines années.

 Le Pr Abye Tassé préfère voir le verre à moitié plein qu’à moitié vide.
Pour lui, la jeunesse est aussi une richesse. Et elle est de plus en plus éduquée. Il y a 20 ans, le taux d’accès à l’enseignement supérieur était moins de 3% (contre 57% en France). Il a presque doublé, puisqu’il est passé à un peu plus de 5% aujourd’hui. Les aides étaient surtout orientées vers l’enseignement primaire. Ce n’est qu’en 2003 que la banque mondiale a pris conscience du lien pourtant évident entre le développement et l’enseignement supérieur. Il est impératif de continuer l’effort pour que les gens ne sombrent pas dans l’obscurantisme.

Mais attention, ce n’est pas un problème seulement africain : c’est un problème mondial. La vraie question est, dit-il, « Comment faire pour vivre ensemble sur cette planète ? »

Pour conclure,

Pour que les dangers qui nous menacent n’arrivent pas, nous devons partager plus et mieux, nous devons reconsidérer les relations entre les peuples. Quand les populations sont éduquées et structurées, elles peuvent dépasser les problèmes. Et ce n’est pas impossible : la France et l’Angleterre se sont fait la guerre pensant cent ans, et ça n’a pas empêché leur développement.

Oui, il arrive que le volontarisme optimiste puisse dépasser les difficultés, admet Christian Troubé, car les enjeux sont maintenant planétaires. Mais il ajoute que l’Afrique restera néanmoins la partie du monde où il risque d’y avoir le plus de problèmes.

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Notre prochain rendez-vous

C’est sur ces mots que se terminait ce premier volet du séminaire Europe-Afrique. Malheureusement, l’heure tournant, beaucoup de sujets n’ont été qu’effleurés. C’est le cas de l’influence grandissante des religions (l’Islam, les sectes protestantes, etc.) avec les extrémismes qui les accompagnent. C’est aussi le cas des violences inter-ethniques, de la corruption des dirigeants des régimes dictatoriaux, ou de la captation des richesses et des aides par un petit nombre d’individus et de familles.
On n’a pas non plus assez insisté sur les richesses de l’Afrique (pétroles, mines, forêts), sur ses potentialités humaines, ni sur les nombreuses actions qui ont réussi et porté leurs fruits. Et c’est dommage, le tableau aurait paru moins sombre.

Le deuxième volet s’intéressera à la stratégie européenne vis-à-vis de l’Afrique. En effet, comme le dit Philippe Thillay « l’Europe s’est un peu trop intéressée à se construire et a un peu oublié l’Afrique. La question est de savoir quelle attitude l’Europe aura désormais envers ce continent dont elle ne peut plus ignorer l’importance vitale pour son propre avenir ».

Prochain Rendez-vous  Lundi 14 novembre 17h00
En présentiel toujours et en visioconférence

 

 

 

 

Compte rendu rédigé par Alain Ropers

Une réflexion sur « Afrique Europe Regards croisés »

  1. Excellent compte-rendu (merci Alain) d’une réunion particulièrement très intéressante; avec de brillants
    intervenants connaissant parfaitement le sujet.
    Intervenants également complémentaires dans leurs
    commentaires. Merci à eux. Dommage, une nouvelle fois (!)
    qu’il n’y ait pas eu plus de “public” intéressé par ce type
    de réunion car, une nouvelle fois (encore !) nous nous
    sommes retrouvés en (trop !) petit “comité” !

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