Quelle stratégie européenne en Afrique ?

Compte rendu du  Séminaire organisé le 14 Novembre

Le 14 novembre 2022, le Mouvement Européen de Seine-Maritime poursuivait son cycle de conférences, après le premier volet qui traitait des regards croisés entre les deux continents.
Pour cette deuxième rencontre, pour parler de la stratégie européenne en Afrique, était invité Alexandre Kateb, économiste, essayiste, maître de conférence à Sciences-Po. Collaborateur de la Fondation Schuman, il a écrit plusieurs articles sur la stratégie européenne en Afrique. Alexandre Kateb est aussi fondateur et Président de « The Multipolarity Report », un organisme de formation et de conseil pour les agences gouvernementales et entreprises internationales.

Améliorer la couverture médiatique.

Pour bâtir une stratégie, il faut se connaître, et se rencontrer. Un sommet UE-Afrique à eu lieu cette année en février. Quels en sont les résultats concrets ? C’est la question que pose Jean-Marc Delagneau , vice-président du Mouvement Européen de Seine-Maritime pour lancer la discussion sur ce sujet, très peu couvert par les médias français ou européens.

Alexandre Katebconfirme que la thématique africaine est mal comprise, y compris par les décideurs économiques en Europe, et que seuls s’y intéressent certains spécialistes et les cadres des différentes institutions européennes qui travaillent sur ces questions. Il y a beaucoup de fantasmes, de malentendus et de méconnaissance sur la réalité. Ce sommet a été l’occasion de retrouver le contact, mais n’a pas obtenu sur grand-chose et les points de discorde entre Etats et entre Continents continueront de s’accumuler. Les migrations, par exemple, bénéficient en Europe d’une couverture médiatique démesurée qui occulte tout le travail fait sur les autres enjeux. Or, les migrations ne sont que le résultat de tous les autres problèmes qui existent sur le continent africain. On n’est pas encore arrivé à établir un partenariat global entre les deux continents.

Aller vers une stratégie plus collective.

Est-ce à dire que l’UE entretient des relations privilégiées avec certains États africains ?  Demande Jean-Marc Delagneau .
Oui bien sur, répond Alexandre Kateb . Les pays qui avaient une présence historiquement importante en Afrique, comme la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, le Portugal ont joué un rôle structurant dans ces relations, qui ont pris forme dès l’indépendance et même avant.

Le Maroc est le premier partenaire de l’agence française de développement. Sur d’autres questions, commerciales, sécuritaires, il y a quelquefois des compétitions entre États européens, mais globalement c’est plutôt bien géré. Il n’y a pas d’antagonisme, mais une même compétition dans certains domaines. Les moyens sont collectifs, donc on s’arrange.

Mais la situation évolue. La mise en place du premier accord de Yaoundé dans les années 60, puis de l’accord de Lomé , ont été la véritable matrice des relations entre les pays dits ACP (Afrique Caraïbes Pacifique) et les pays d’Europe. L’objectif était de canaliser les flux d’aide au développement vers ces pays, dans un cadre harmonisé entre les pays européens, et de déve- lopper les budgets. C’est ainsi qu’a été créé le Fonds Européen pour le Développement, mais aussi d’autres fonds gérés directement par les Etats, et par les plus importants d’entre eux, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne.

Les pays les plus concernés étaient les pays de l’Afrique subsaharienne. L’Afrique du Sud, n’a rejoint l’accord qu’après la fin de l’apartheid, mais en conservant une place à part ; ce pays, industrialisé, plutôt des relations d’égal à égal avec les pays européens. Quant aux pays d’Afrique du Nord, ils font aussi partie d’associations de voisinage, comprenant des pays de la rive sud de la Méditerranée, comme la Jordanie, le Liban, Israël, et même l’Ukraine.

Il y avait donc un millefeuille de différents partenariats gérés de façon plus ou moins cloisonnée, jusqu’aux accords de Cotonou dans les années 2000, qui ont donné un nouvel élan. Ces accords ont pour mais de rationaliser les différentes approches et trouver une logique commune, rétablir les relations de Continent à Continent, pour arriver au premier véritable sommet d’importance à Abidjan, en 2017.

Ce sommet d’Abidjan a permis d’intégrer tous les instruments existants et de revaloriser l’Union Africaine, comme partenaire naturel de l’Union Européenne. En parallèle, sur une refondation des instruments financiers : disparition des fonds de développement des États, et intégration dans le budget de l’Union européenne, qui consacre une enveloppe pluriannuelle de 7 ans.

En répondant à la question d’une participante sur le renouveau du panafricanisme, Alexandre Kateb évoque la contribution sur les nouvelles relations Afrique-France que le professeur Achille Mbembe a remise récemment au Président de la République française, et dans laquelle il encourage ce panafricanisme.

Rendre les aides plus efficaces .

En réponse à quelques questions posées par les auditeurs, Alexandre Kateb indique que les relations entre régions européennes et africaines ne pèsent pas grand-chose, même s’il existe un partenariat entre Madagascar et la Haute-Normandie, par exemple.

En revanche, le budget pluriannuel prévu par l’Union européenne, représente environ 80 milliards d’euros dont 35 milliards pour l’Afrique subsaharienne et 25 milliards pour les pays de voisinage. Il précise également que ce changement, ce transfert de compétence au niveau communautaire, n’a pas été porté par tel ou tel commissaire, mais a abouti à une politique d’ensemble décidée dans les années 90 et dont l’objectif avoué était de réduire les dépenses. En France l’aide à l’Afrique représente environ 0,5% du PIB ; l’objectif est de porter à 0,7% comme en Allemagne. Elle est de 1% en Suède.

Mais, hélas, il est difficile de chiffrer le pourcentage de cette aide qui correspond vraiment à ceux qui en ont besoin, compte tenu du degré de corruption qui existe chez les dirigeants de nombreux pays. Il faut aussi noter que ce budget finance aussi beaucoup de cabinets de conseils en Europe.

De plus, le remboursement de la dette a une incidence importante, car il absorbe souvent des sommes qui, du coup, ne sont pas dirigés vers les investissements prévus. A tel point qu’on se demande s’il ne faut pas alléger ou supprimer cette dette. Mais c’est à un autre niveau qu’il faut traiter ce problème, et dans un cadre multilatéral.

Néanmoins, l’accord de Cotonou, veut sortir de la logique d’aide pure et dure , puisque 30 % des financements concernent la lutte contre le réchauffement climatique. On cherche aussi à favoriser les échanges commerciaux plutôt que l’aide directe. C’est la logique « Trade, not aid », qui cherche sans le dire, à ouvrir ces pays aux produits européens, et à les pousser à libéraliser leurs économies. De-même, on cherche à remplacer les aides directes en finançant directement des équipements et des infrastructures.

Il est par ailleurs dommage que la partie consacrée à l’éducation soit si faible, alors que cela pourrait favoriser la création d’une classe moyenne. Mais l’éducation reste une prérogative souveraine des États.

Au-delà du soutien financier incontournable,

Comment l’UE peut-elle aider l’Afrique à affronter les défis à venir (alimentaires, climatiques, démographiques) ? Quels appuis logistiques, scientifiques et autres sont à mettre en place ?

A ces questions de Jean-Marc Delagneau , Alexandre Kateb confirme qu’il y a vraiment beaucoup de choses à faire, car les enjeux sont colossaux. Il ya une demande très forte de la part des populations africaines qui doivent accéder aux produits et services et posséder les outils nécessaires pour accélérer leur développement. L’aide reste malgré tout perçue comme une nécessité, pour stabiliser la situation plus que pour la transformer en profondeur comme il le faudrait.
Bien sûr, ce n’est pas à l’Europe de le faire, mais l’Afrique n’arrive pas pour l’instant, à se prendre en mains.

Pourtant, on peut voir l’accord sur le commerce panafricain comme positif. Il fournit un libre échange entre les États africains et donne un nouvel élan aux perspectives d’intégration mais ses résultats sont insuffisants car les infrastructures ne décollent pas. Il y a encore des États enclavés, des projets d’il y a 60 ans de routes ou de chemins de fer, toujours pas réalisés. Et on assiste à un désintérêt du privé : Bolloré s’est retiré.
Malheureusement, au-delà des intentions, il n’existe pas réellement de stratégie africaine d’industrialisation susceptible d’être favorisée par l’Europe. Pour l’agriculture, des milliards sont attribués chaque année, mais ils servent à faire face aux urgences, sans qu’il y ait de révolution verte, comme au Mexique, et en Asie du sud, révolution verte qui a accumulé la sécurité alimentaire dans ces régions. De plus, la nature des flux d’échanges agricoles reste inégalitaire : on privilégie l’exportation vers l’Union européenne au lieu de nourrir ses populations. 

Mieux recommandé l’accueil des migrants .

Cette absence de stratégie n’est pas l’apanage de l’Afrique, remarque Jean-Marc Delagneau . Elle est flagrante en Europe en ce qui concerne le traitement des flux migratoires : divergences franco-italiennes récentes, différences de traitements entre les migrants selon qu’ils viennent d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Ukraine.

Alexandre Kateb , qui ne se prétend pas un expert sur ces questions, remarque simplement qu’au moment des guerres en Irak, en Syrie, des problèmes de Daesh, il ya eu comme un embryon de politique migratoire européenne, mais tout ça est un peu retombé. Aujourd’hui, les réflexes nationalistes représentent le dessus parce que les agendas politiques nationaux freinent ce genre de politique commune.

Il ne faut pas oublier que, contrairement au ressentiment européen, les migrants d’Afrique vers l’Europe sont très peu nombreux. La très grande majorité des migrations se fait à l’intérieur des États, ou d’un État à l’autre à l’intérieur de l’Afrique, par exemple vers le Nigéria, ce qui a entraîné une baisse du taux de fécondité, une croissance économique, de l’emploi, et une opportunité d’investissement pour les entreprises de l’Union européenne, dans le cadre d’un partenariat gagnant-gagnant.

Comme le remarque un participant, les taux de fécondité varient très différemment sur les deux continents, et cet élément est bien entendu central, car il présente autant de risques que d’opportunités.

Tenir compte de la concurrence.

Si la stratégie européenne vis-à-vis de l’Afrique est encore balbutiante, et si l’UE a peut-être perdu l’opportunité historique de créer un partenariat dans les premières années des indépendances, d’autres puissances mondiales s’intéressent à ce continent, comme la Russie qui développe une stratégie militaire, la Chine qui est en train de changer et d’adapter sa politique africaine, ou l’Inde qui a aussi acquis une compétence dans le développement.

Les puissances du Moyen-Orient ont aussi leur place : l’Afrique du nord est intégrée dans un ensemble panarabe ; l’Afrique subsaharienne suscite l’intérêt idéologique de l’Arabie Saoudite, qui se place comme protectrice des lieux saints de l’Islam ; la dimension sécuritaire est importante dans la Corne de l’Afrique : les troubles dans ces pays concernent les pays de la péninsule arabe, qui ont donc une influence plus grande dans cette région, notamment sur l’agriculture.

Conclusion.

En résumé : La stratégie africaine européenne remplace progressivement les stratégies des États, et les aides financières sont de plus en plus mutualisées. Mais les rencontres officielles entre les deux continents donnent encore trop peu de résultats immédiats, du fait qu’il n’existe pas vraiment de stratégie africaine que l’on pourrait activer. Les aides destinées aux investissements d’avenir sont trop souvent utilisées pour faire face aux urgences, quand elles ne sont pas détournées par des indélicats. Quant à la question migratoire, elle occupe une place disproportionnée dans l’esprit des Européens, et elle masque tous les autres problèmes. Enfin, la place de l’Europe en Afrique est concurrencée par d’autres acteurs qui y voient aussi leur intérêt stratégique .

Philippe Thillay , président du Mouvement Européen de Seine-Maritime, remercie chaleureusement Alexandre Kateb d’avoir partagé son expérience et ses connaissances sur ces sujets lors du deuxième volet de ce séminaire.

Une troisième rencontre est prévue le 30 novembre prochain, optimisée sur les relations spécifiques entre la France et l’Afrique : en quoi notre passé colonial peut-il servir (ou desservir) les relations communautaires ?
Et pour terminer ce séminaire, le 15 décembre prochain, dans le département de Seine-Maritime, nous mettrons le projecteur sur les relations de notre région normande avec l’Afrique.

Par ailleurs, le Mouvement Européen de Seine-Maritime recevra le jeudi 24 novembre à l’Hôtel de Ville de Rouen, l’Ambassadeur de Suède, dont le pays assurera la présidence du Conseil de l’Union Européenne à partir de janvier 2023.

Compte rendu rédigé par Alain Ropers.

Téléchargez ce compte-rendu au format PDF: cliquez ici: Afrique 2. strategie européenne
Pour en savoir plus sur la première rencontre :
https://mouvement-europeen76.eu/seminaire-1/

                                         

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