Semaine 4 : Thème de la semaine : Approche géopolitique de la crise sanitaire.
Visioconférence du 24 juin 2020 – 19 h
Invité : Docteur Andrés Cattaneo, médecin néphrologue,membre de plusieurs groupes de réflexion
Animation : Philippe Thillay
Synthèse réalisée par : Alain Ropers
Propos d’accueil par Philippe Thillay, qui rappelle le déroulement de notre mois de la santé, fait un point de la situation, et présente les thèmes qu’il désire voir aborder pour la quatrième et dernière semaine. Il présente Andrés Cattaneo qui récuse par modestie la qualité d’expert international, malgré la dimension incontestablement internationale de son parcours : Argentine, Suisse, Allemagne, France, Chine.
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Premier thème : L’état de notre système de santé.
Philippe Thillay : Le système sanitaire français et la gestion globale de la crise ont été sévèrement critiqués dans les médias pendant la pandémie. Peut-on analyser l’état de notre système de santé et quelles ont été les défaillances quatre mois après le début de l’épidémie ?
Docteur Andrés Cattaneo: Il est vrai que la circulation médiatique a surtout mis l’accent sur la faillite de notre système de santé, ses lourdeurs, et qu’on a peu parlé de ce qui a bien fonctionné. C’est pourquoi, je voudrais rappeler quelques données factuelles, tirées d’une étude de l’OCDE 2019.
Le système de santé français n’est pas sous financé. On ne peut pas parler de manque de moyens, puisque la santé représente en France environ 11% du PIB, à la première place en Europe, à égalité avec l’Allemagne et la Suède, pour une moyenne de 8,8% dans les pays de l’OCDE. Rapportée au nombre d’habitants, la France occupe la sixième place, derrière les pays nordiques, avec une dépense de 3600 € par habitant, pour une moyenne européenne de 2600 €.
L’espérance de vie (83 ans) est plutôt bonne en France. Elle est supérieure à celle de l’Allemagne (pour les femmes) et à la moyenne européenne (81 ans). Les chiffres de surmortalité liée au coronavirus sont plutôt corrects si on compare à d’autres pays européens.
Alors, comment expliquer cet écart entre le diagnostic de l’OCDE et la perception généralement partagée d’un déclin du système de santé français ?
Notre système de santé a révélé à la fois de l’excellence, notamment dans la qualité des soins, dans notre capacité à avoir doublé en quelques jours notre capacité d’accueil hospitalier, et de la médiocrité à cause de ses faiblesses dans le domaine de la coordination et de la prévention. Pour faire face à une deuxième vague quasiment certaine, il faudra une stratégie claire, une coordination meilleure entre les divers acteurs de santé (hôpitaux, cliniques privées, médecine de ville, etc.) à travers un commandement décentralisé et adapté.
La prévention est le parent pauvre de notre système de santé. Moins de 2% du budget est alloué à la santé publique et à la prévention, contre 3,5% en moyenne dans l’Union Européenne. Cela se manifeste par un dysfonctionnement au niveau de la prise en compte des risques, par exemple en ce qui concerne dans le cas présent : les masques, les tests, les médicaments.
Les masques. C’est basique, mais efficace, comme l’ont montré les pays asiatiques et ceci malgré les premiers discours gouvernementaux. La France avait en 2007 un stock de 1,6 milliard de masques permettant d’équiper la population et les soignants. Ce stock, ayant atteint sa date de péremption, n’a pas été totalement renouvelé, et on a décidé que les masques FFP2, les masques chirurgicaux, seraient à la charge des hôpitaux. Or, comme ceux-ci sont en faillite, il n’y a pas eu suffisamment de masques pour les soignants. C’est une erreur.
Les tests. Il y a eu du retard à la mise en service, et leur nombre a été insuffisant. Le Gouvernement a donc dû réserver les tests aux malades admis en réanimation, et ainsi, des porteurs asymptomatiques non testés ont continué à disséminer la maladie sans le savoir.
Les médicaments. Ce n’est pas la pandémie qui a mis notre système en difficulté, des tensions étaient déjà signalées dès 2018, du fait de la délocalisation de la fabrication des médicaments. Par exemple, le principe actif du paracétamol, l’APAP était produit dans les usines françaises à raison de 8000 tonnes par an jusqu’en 2008. Mais le prix de revient pour une quantité donnée, était de 4 € environ, contre 2 à 3 € en Inde ou en Chine. La délocalisation a permis à l’industrie pharmaceutique de réaliser des économies, mais aussi de s’affranchir des contraintes environnementales. Le paracétamol n’est pas un cas isolé, puisque aujourd’hui, 80% de nos médicaments sont fabriqués en Asie ou ailleurs et 20% en France, ce qui pose, entre autre, le problème de la traçabilité des produits. Pendant cette crise, l’Inde et la Chine ont fermé leurs exportations, et nous nous sommes trouvés à cours. Néanmoins, pour le futur, il ne faut pas regarder dans le rétroviseur, et l’autarcie n’est pas forcément la solution, car on doit analyser tous les coûts de la relocalisation. Si on construit des usines Seveso, avec tous les risques et toutes les conséquences sur l’environnement, pour produire le paracétamol en France, ce ne sera même pas forcément accompagné de création d’emploi car tout sera robotisé.
En ce qui concerne la coordination, la France est mal placée. En voici trois exemples.
- Coordination entre le niveau national et le niveau régional: C’est un mille-feuille mal coordonné. Les ARS (Agences Régionales de Santé) sont en principe autonomes financièrement et fonctionnent avec un budget propre. Elles sont censées piloter la politique de santé, et réguler l’offre de santé au niveau régional. Mais les ARS sont elles mêmes coordonnées, c’est le ministère de l’économie qui fixe les budgets et le ministère de la santé qui définit les orientations. Dans les faits, l’ARS est toujours gérée par l’état.
- Coordination avec la médecine de ville : On assiste, de la part de la médecine de ville, à l’abandon de certaines tâches comme les services de garde, ce qui contribue à l’engorgement des services d’urgences des hôpitaux. Mais cette fois-ci la médecine de ville a répondu présent et a fait largement face, bien que non associée en amont aux décisions. De la même façon on n’a pas pensé utiliser les compétences des laboratoires de ville pour le développement de test PCR. En France, quand on parle de santé, on pense hôpitaux, mais on ne va pas au bout de la logique, et on oublie que le système repose sur bien d’autres acteurs.
Coordination politico-scientifique : Cette coordination a été à géométrie variable. l’État, en se retranchant derrière l’avis des comités scientifiques, s’est comporté comme l’auxiliaire exécutif des sachants, en mettant en œuvre les préconisations de la « vérité » scientifique, ce qui a vidé la démocratie représentative de sa substance. Or la science ne produit pas de vérité, elle cherche à comprend et à décrire le monde. Elle ne peut pas servir d’argument politique pour justifier telle ou telle mesure. D’autre part, pourquoi avoir choisi un conseil si restreint, alors qu’il y a beaucoup de compétences dans ce domaine, dans les universités entre autres ?
Notre système souffre aussi de la logique financière. Depuis les années 2000, l’hôpital public, en concurrence avec les cliniques privées, doit satisfaire les critères de bonne gestion des deniers publics. Le concept d’hôpital-entreprise s’est imposé dans les faits et dans les esprits, ce qui a entraîné la suppression de 80 000 lits en 20 ans. La tarification à l’activité a eu des conséquences délétères. Le budget étant fondé sur le nombre des actes effectués, cela a entraîné une multiplication des examens, et des soins « rentables » au détriment de certains soins moins « rentables ».
Notons encore deux points : en France, les salaires des infirmières sont très largement inférieurs à ceux des autres pays européens, et les médecins sont trop peu nombreux.
Deuxième thème : Les résultats différents selon les pays.
Philippe Thillay : Les comparaisons de la gestion de crise entre la France et l’Allemagne en matière de santé ont été également très commentées. Peut-on dire que les résultats globaux sont différents entre les deux pays et si oui pourquoi ?
Docteur Andrés Cattaneo ; Les deux approches sont très différentes. Le fédéralisme allemand semble plus efficace que le centralisme français, le taux de létalité semble le confirmer. C’est une opposition entre la monarchie républicaine et la démocratie parlementaire, entre le jacobinisme et le fédéralisme. En Allemagne, le consensus est la vertu cardinale, on ne peut pas dire que ce soit le cas en France, où il est perçu comme une compromission, voire une soumission.
L’Allemagne a confiné, ou plutôt a réduit les contacts sociaux, très rapidement alors qu’en France, nous n’avons rien fait entre janvier et mars, puis nous avons décidé un confinement strict. Les Allemands ont eu accès au dépistage dès le 12 janvier et l’Allemagne a même proposé des tests à toute l’Europe. Pourquoi la France n’en a-t-elle pas acheté ? Les tests ont permis à l’Allemagne de dresser un tableau de propagation du virus plus réaliste qu’ailleurs, ce qui a permis de contenir l’épidémie de façon plus ciblée. De plus, en Allemagne, les tests sont effectués par les généralistes et dans les maisons de santé : c’est une médecine de proximité.
Il y a aussi une grande différence dans les nombres de lits et de respirateurs disponibles dans les deux pays.
Les dépenses hospitalières sont beaucoup plus importantes en France qu’en Allemagne, mais en ce qui concerne la médecine de ville et la prévention, c’est l’Allemagne qui a le plus gros budget.
En Allemagne, le système fédéral a l’avantage de la proximité des territoires, mais il nécessite aussi une bonne coordination entre les Länder et le pouvoir fédéral. Sur ce point, la Chancelière s’en est plutôt bien sortie.
Cependant, le fédéralisme ne fait pas tout, puisque des systèmes de dictatures militaires ont aussi eu de bons résultats, et que d’autres pays fédéraux ont connu une situation catastrophique, comme les USA, pour avoir manqué d’une bonne coordination.
Troisième thème : Le monde de la santé dans l’avenir.
Philippe Thillay : Quelles conclusions pouvez-vous en tirer pour l’avenir du monde de la santé ?
Docteur Andrés Cattaneo : Il faut prendre conscience que la santé ne doit pas être supportée par le système productif, mais que c’est un élément essentiel de valeur sociale économique, au même titre que l’éducation, par exemple. L’indépendance stratégique de la santé publique doit être garantie à terme. Il faut concevoir cette indépendance stratégique au niveau européen et même au niveau d’un multilatéralisme mondial incluant la Chine. On doit renforcer la coopération scientifique européenne qui doit sortir revigorée de cette épreuve.
Si vous me permettez une réflexion anthropologique, l’humanité est passée du stade où elle exploitait les ressources naturelles, à un stade agricole, puis industriel, et maintenant à l’automatisation, avec la révolution numérique et l’intelligence artificielle. Le prochain stade, à mon sens, sera axé sur la conscience, la défense de la vie, de la liberté, de l’égalité et de la dignité de chaque individu. Il faudra aller vers une nouvelle démocratie, de nouvelles institutions, et une nouvelle éducation.
Questions des auditeurs.
Dominique Renoult : Quels objectifs de santé mettre en œuvre en Europe ?
Docteur Andrés Cattaneo : L’Europe de la santé n’existe pas vraiment. Il existe bien une agence, mais qui n’a qu’un avis consultatif. Il faut une Europe beaucoup plus unie avec une industrie pharmaceutique européenne et pas seulement dans chaque pays. Il faut aussi une nouvelle façon d’aborder les problèmes, une nouvelle vision. La stratégie classique rationnelle de joueur d’échec sera de plus en plus remplacée par les stratégies apparemment farfelues des gamers actuels qui obtiennent des résultats en allant dans toutes les directions à la fois.
Gérard Grancher : Les coûts de la santé sont à peu près équivalents en Allemagne. Mais où dépense-t-on plus d’argent en France, puisqu’on en dépense moins sur la prévention ? Est-ce le salaire des médecins ?
Docteur Andrés Cattaneo: Les salaires des médecins sont difficiles à comparer. Pourtant, il s’agit dans les deux cas de systèmes « bismarkiens » même si la France se rapproche depuis quelques années du système « beveridgien ». En France les honoraires sont maintenant libres, surtout en médecine de ville, mais en gros, les médecins en Allemagne et en Grande-Bretagne sont payés 20% de plus qu’en France.
La différence des coûts ne résulte pas du salaire des médecins, mais de l’augmentation du nombre des personnels non sanitaires depuis quelques années, et du système bureaucratique qui fonctionne mal par manque de connexions entre les différentes instances, avec un déficit de leadership, et un trop plein d’intervenants, le tout avec des hiérarchies peu claires.
Philippe Thillay : Ce sont donc les frais de gestion qui sont en cause ?
Docteur Andrés Cattaneo : En Allemagne, les Länder ont un ministre de la santé, qui définit la politique de santé en fonction des objectifs et non en fonction des moyens. Le système est plus cohérent, mais on doit pouvoir y arriver aussi en France si on décentralise vraiment.
Dominique Renoult : J’appuie ce qui vient d’être dit. Il y a redondance et mauvaise organisation des filières de soins…..
(Ici, j’ai eu une coupure de connexion internet de quelques minutes. Mes excuses à Dominique Renoult et à Mireille Dinienne et peut-être d’autres, dont je n’ai pas pu entendre les questions et à Andrés Cattaneo dont je n’ai pas pu entendre les réponses.)…..
Dominique Lacaille : L’Italie fonctionne aussi par région, comme l’Allemagne. Mais les résultats ont été très différents.
Docteur Andrés Cattaneo : L’Italie est le premier pays qui a connu le déferlement de la pandémie, à la suite d’un match de football. L’Italie a aussi souffert d’un manque de masques et de tests, et les hôpitaux ont été les principaux pourvoyeurs de la dissémination. De plus le nord de l’Italie a de nombreux liens commerciaux avec la Chine.
Dominique Lacaille : Les ARS sont autonomes et en même temps elles sont les courroies de transmission de l’état. Quel est leur positionnement exact ?
Docteur Andrés Cattaneo : Théoriquement elles sont autonomes, mais c’est là tout le problème. Elles dépendent en fait de Ségur et de Bercy. Il faudra arriver à une réforme profonde de leur fonctionnement lors du Ségur de la santé. Pour moi, les ARS doivent continuer à exister mais d’une façon beaucoup plus autonome et elles doivent mieux communiquer entre elles : on a envoyé des patients en Allemagne alors qu’il y avait des places disponibles en France.
Philippe Thillay : En France on s’enferme dans des institutions, pas en Allemagne, ou on a une approche plus territoriale.
Docteur Andrés Cattaneo : Entièrement d’accord. C’est un élément clé de la santé.
Gérard Grancher : Qu’entendez-vous par les personnels non soignants ?
Docteur Andrés Cattaneo : C’est le personnel administratif qui gère les finances de l’hôpital, mais aussi le personnel technique, notamment en imagerie médicale et en laboratoire de biologie, qui sont indispensables au fonctionnement de l’hôpital.
Gérard Grancher : L’organisation de l’hôpital peut différer, et il est toujours très difficile de comparer d’un pays l’autre. Par exemple, on peut supprimer des postes de femmes de ménages, et faire appel à une société de nettoyage.
Mireille Didienne : Comment expliquer le manque de médecins spécialistes ?Docteur Andrés Cattaneo : C’est le produit d’une politique qui s’est fourvoyée depuis 30 ans. On manque aussi de de médecins en santé publique, pas seulement dans les secteurs nobles comme la cardiologie etc. Même si on change les méthodes maintenant, compte tenu du temps nécessaire à former un médecin, on ne verra pas les résultats tout de suite.
Dominique Renoult : L’organisation générale du système de santé est très difficile en France, mais aussi en Angleterre, en Allemagne ou en Belgique. Il pourrait y avoir des délégations de tâches plus importantes au sein de pôles de santé.
Docteur Andrés Cattaneo : Oui, on pourrait déléguer davantage. Par exemple, pour les diabétiques, beaucoup de ce qui est fait par les médecins pourrait être fait par des infirmières. Mais certaines réformes reçoivent une fin de non-recevoir : le médecin est le médecin, l’infirmière est l’infirmière.
Dominique Lacaille : Quel système pourrait remplacer la tarification à l’acte ?Docteur Andrés Cattaneo: :La tarification à l’acte n’est pas une mauvaise chose en soi, mais il faudrait l’adapter, la réadapter pour qu’elle tienne compte de la médecine de prévention.
Conclusions: Philippe Thillay remercie le Docteur Andrés Cattaneo et demande à Alain Ropers de mentionner les deux idées principales qu’il a retenues de cette visio-conférence :
- Il est très difficile de comparer les systèmes de santé entre les pays, car ils sont issus de l’histoire propre à chacun et s’incluent dans des systèmes politiques différents. On ne peut comparer des choux et des carottes.
- Par ailleurs, en France, nous sommes des sous-développés de la prévention, et nous sommes gênés dans notre coordination par un bureaucratisme et un centralisme étatique qui ne sait pas déléguer.
Fin de la visioconférence à 19 h 35
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Régie de la rencontre : Gérard Grancher,